La Cour constitutionnelle du Gabon : trahison de la Constitution et feu des révoltes futures
Dans cette tribune, l’universitaire Marc Mvé Bekale décrypte pour nous la dernière sortie de la Cour constitutionnelle visant à contrebalancer les critiques de ses détracteurs sur son impartialité et son propension à modifier la Constitution au profit du régime. Pour l’auteur, « il faudrait un jour refondre, puis repenser une Cour au service d’une monarchie de fait afin qu’elle devienne un symbole de la République à naître ». Analyse.
Le 14 mars dernier, les juges de la Cour constitutionnelle se sont fendus d’un long communiqué (quotidien L’union) dans lequel ils rappelaient le rôle crucial de leur haute juridiction dans le bon fonctionnement des institutions. A cet égard, ils ont procédé à la recension de différentes saisines soumises à la Cour afin de justifier la « solution provisoire » qu’elle a proposée au gouvernement suite à une requête présentée le 13 novembre 2018 par le Premier ministre, Emmanuel Issoze Ngondet.
La saisine posait « le problème de la convocation et de la présidence d’une session du Conseil des Ministres ; qu’en application des dispositions des articles 83 et 88 de la Constitution, il [le Premier ministre] sollicitait donc de la Cour Constitutionnelle, l’interprétation des articles 13 et 16 de la Loi Fondamentale pour qu’il lui soit indiqué les dispositions à prendre pour que ladite session se tienne ».
En réponse, la Cour constitutionnelle a ajouté une préconisation à l’article 13 en imaginant une « situation intermédiaire » : « l’indisponibilité temporaire » du président de la République. Elle a ainsi récusé les termes « vacance de la présidence de la République » et « empêchement définitif » inscrits dans la Constitution afin de « combler provisoirement la lacune » induite par le fait que ces termes ne correspondaient pas à la réalité du moment.
Quid des menaces proférées à l’encontre de ses détracteurs, une lecture attentive de ce document laisse apparaître la volonté délibérée d’éluder de multiples questions essentielles qui vont au-delà du léger recadrage apporté à l’article 13 en vue de sauver le soldat Ali Bongo et touchent à son existence en tant qu’organe républicain indispensable à l’Etat de droit. En 2003, je publiais un petit ouvrage intitulé « Gabon, la postcolonie en débat », suivi deux ans plus tard de « Démocratie et mutation culturelle en Afrique noire ».
L’enjeu de ces deux livres revenait à démontrer « qu’aucun changement majeur n’est possible au Gabon sans une déconstruction du socle institutionnel » sur lequel repose ce pays. La réflexion invitait surtout à se débarrasser du mimétisme de caméléon qui pousse à adopter servilement les formes institutionnelles pensées et élaborées par les autres conformément à leur histoire. Il en est ainsi de l’attachement infantile au modèle politique français, enraciné dans la tradition monarchique, laquelle constitue un frein majeur à l’alternance démocratique au Gabon.
Si le Gabon avait eu des constituants clairvoyants ― comme ce fut le cas lors de l’élaboration de la première Loi fondamentale qui consacra le régime parlementaire ― ceux-ci auraient pu déceler, puis corriger les lacunes et les ambiguïtés inhérentes à la 5ème République française, dont la Constitution gabonaise reste un avatar. Le paradoxe est que la Cour constitutionnelle a été conçue comme une grande vigie de la constitutionnalité des lois, alors que le mode de désignation éminemment politisé de ses juges ainsi que certaines de ses attributions restent foncièrement floues, sinon lacunaires, compromettant sa fonction essentielle. C’est le cas d’une disposition de l’article 1er de sa loi organique qui en fait « l’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics. »
La Cour constitutionnelle s’est appuyée sur cette disposition pour justifier la préconisation supplémentaire à l’article 13. Pourtant on lit plusieurs fois la loi organique sur ses attributions sans trouver la moindre précision quant aux modalités opératoires de la fameuse fonction régulatrice des institutions. De fait, la Cour s’est servie de cette lacune ou de cette imprécision pour étendre son périmètre d’action. Il existait pourtant une voie de sortie qui aurait été conforme à l’esprit de la Constitution : plutôt que de procéder à un ajout, il aurait été judicieux de constater le caractère non définitif de l’empêchement du président de la République en faisant jouer une disposition de l’article 92 de la loi organique qui autorise la Cour « en tant que de besoin, [ à] faire appel à des médecins experts qui demeurent, en tout état de cause, liés par l’obligation du secret professionnel. »
Au regard de la gravité de la situation, n’était-il pas impératif de désigner un collège de médecins gabonais, comme certains l’ont suggéré, afin d’établir un rapport sur l’état de santé du président de la République avant de délibérer en conséquence ? La Cour a-t-elle pris une décision aussi capitale et sensible sur la base d’une expertise médicale gabonaise ? On en doute. Ce qui mène à une autre question : en étendant le domaine de ses prérogatives grâce à un flou juridique, la Cour ne crée-t-elle pas un « contentieux constitutionnel » laissant la Nation ou le Peuple sans autre moyen et voie de recours que l’insurrection ou la contestation dans la rue comme on l’a vu récemment en Algérie où la population s’est opposée à l’énième candidature d’un homme malade, manipulé par son entourage ?
Le rôle de la Cour consiste à donner un avis, à proposer une interprétation ou à apporter une clarification en cas de « doute ou de lacune » au sujet d’une loi ou d’une procédure. Plutôt que la lumière, elle a densifié le flou et le doute quant à sa neutralité. Elle a outrepassé le « principe général de droit selon lequel le juge ne doit pas statuer « ultra petita », autrement dit le juge ne peut se prononcer au-delà de ce qui lui est demandé. » Le fait est que les juges constitutionnels ne se sont pas contentés d’un avis ou d’une interprétation de la loi ; ils se sont servis de l’imprécision qui recouvre la notion « d’organe régulateur des institutions » pour la corriger et sauver la tête du soldat Ali Bongo.
Je ne suis pas juriste. J’interviens ici en tant que lettré sensible à la valeur sémantique des mots. Prenons le terme « interprétation ». Celui-ci se définit comme « action de donner du sens à quelque chose pour le rendre compréhensible ». Il s’agit donc de traduire et de commenter, après analyse, un texte qui vous est soumis. Toute autre opération relève de la trahison. Trahison devenue une tradition au sein d’une maison dont les grandes décisions semblent toujours obéir à une logique inique ― cf. sa validation des hold-up électoraux de 1993, 1998, 2009 et 2016.
Une fois encore, elle n’a pas dérogé à la règle de l’interprétation de la Loi fondamentale en faveur du clan qui a désigné ses juges, même si les derniers dinosaures vivants de ce clan, responsables des maux politiques, économiques et institutionnels actuels, formatés au logiciel PDG pendant plusieurs décennies, prétendent être passés à l’opposition où ils ont trouvé la potion magique contre les malheurs du pays désormais incarnés par le seul Ali Bongo.
Cela dit, une lecture honnête de la Constitution eût été un miracle. C’eût été voir la Tour de Pise se redresser et se tenir droit. Pour que cela arrive un jour, il faudrait changer la nature instable du terrain sur lequel elle a été bâtie, cause de sa perpétuelle inclinaison vers le sud de l’Italie. En termes moins ironiquement métaphoriques, il faudrait un jour refondre, puis repenser une Cour au service d’une monarchie de fait afin qu’elle devienne un symbole de la République à naître.
Marc Mvé Bekale,Maître de conférences (Université de Reims)
Essayiste au blog « la Conscience d’une plume » affilié au journal Médiapart
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