Analyste économique, Mays Mouissi appartient à la nouvelle génération de Gabonais qui fait preuve d’un dynamisme intellectuel par des interventions remarquables tant sur les réseaux sociaux que dans les médias conventionnels. Ses observations sur la situation politico-économique du Gabon laissent rarement indifférent. Souvent menées avec clarté et précision, elles sont toujours soutenues par des données chiffrées.
Récemment, il a commis un article dans le quotidien L’Union, consacré aux pistes de résorption du chômage au Gabon. La formulation de ces pistes dans un journal considéré comme une chambre d’écho du gouvernement s’inscrit dans une démarche consensuelle par laquelle l’auteur cherche à se départir de l’argumentation critique pour apporter sa petite pierre à la construction de l’édifice national.
Son article, bien que succinct, nous donne l’occasion d’ouvrir le débat sur la problématique du développement au Gabon. Car nous pensons, quant à nous, que le décollage économique de ce pays pose comme préalable la création d’un contexte de réforme globale assimilable à une révolution éthique, à un changement de paradigme consistant en une rupture avec la paralysie engendrée par les régimes ayant succédé au pouvoir depuis 1967. C’est à cette condition que peuvent émerger et se déployer des énergies nouvelles.
De la nécessité d’un tournant disruptif
En matière de développement socio-économique, il existe diverses écoles de pensée. Arrêtons-nous aux idées élaborées par Daron Acemoglu et James A. Robinson dans leur ouvrage Why Nations Fail. The Origins of Power, Prosperity, and Poverty (2012). Les auteurs partent d’une question simple : la réussite économique dépend-elle de la culture, des conditions naturelles ou des institutions politiques et économiques mises en place par les hommes ? Pour répondre à cette interrogation, il a fallu une quinzaine d’années de recherche pendant lesquelles les auteurs ont exploré l’impact économique des mécanismes institutionnels depuis la Rome antique, les cités-états des Mayas en passant par l’Europe moderne, les Etats-Unis, l’Amérique latine et l’Afrique avant d’aboutir à une conclusion qui vaut pour le Gabon : le développement est indissociable des institutions du pays.
Acemoglu et Robinson en repèrent essentiellement deux : les institutions extractives et les institutions inclusives. Elles interagissent pour déterminer la prospérité ou le sous-développement économique. Si les institutions inclusives mobilisent les énergies collectives grâce à l’idéal ou au projet d’une prospérité ouverte à tous les citoyens, les institutions extractives, quant à elles, réservent ce privilège à la minorité détentrice du pouvoir. « Toute société », notent les auteurs, « fonctionne avec un ensemble de règles économiques et politiques créées et consolidées collectivement par l’état et les citoyens. Les institutions économiques donnent forme aux éléments moteurs (« incentives ») d’une économie : la motivation d’être formé, d’épargner et d’investir, d’innover et d’adopter de nouvelles technologies, etc.
Le processus politique détermine les institutions économiques qui régissent la vie de la population, de même que les institutions politiques déterminent le fonctionnement de ce processus », lequel intègre le contrôle démocratique des gouvernants jusqu’au principe de redevabilité ( accountability ) envers les populations. Ce principe a pour vertu de combattre les maux tels que l’usurpation du pouvoir, la prédation, la prévarication, systémiques dans les modèles extractifs. Les institutions économiques inclusives sont celles qui favorisent et encouragent la participation de l’ensemble de la population, ou du moins le plus grand nombre, aux activités économiques par la mobilisation de leurs talents, leurs compétences, et la possibilité de choisir leurs activités de prédilection. De telles institutions économiques garantissent la sécurité de la propriété privée, un système judiciaire juste, des services publics efficaces et un jeu équitable dans les mécanismes commerciaux et contractuels.
Ici la notion de « incentive » (motivation ou mesure incitative) semble fondamentale. Au milieu du siècle dernier, elle avait poussé les paysans du Woleu-Ntem à cultiver le café et le cacao, qu’ils allaient vendre en Guinée équatoriale d’où ils rapportaient des biens de consommation et d’équipement. Grâce à ces échanges, ils pouvaient fonder des familles, construire des maisons, améliorer leur niveau de vie. Ils trouvaient un intérêt économique à travailler la terre. Le Woleu-Ntem serait devenu un pôle de développement agricole si l’Etat avait maintenu un contexte incitatif d’enrichissement. Aujourd’hui, la création d’un tel contexte nécessite une quasi-révolution tant la corruption semble systémique au sommet de l’Etat comme l’illustrent les scandales financiers des « Biens mal acquis » ou du groupe Delta Synergie, dont le journal Médiapart a bien montré qu’elle opérait dans l’économie gabonaise comme une sangsue au bénéfice d’Omar Bongo et de sa famille.
Dans Capital et idéologie (2019), Thomas Piketty souligne, statistiques à l’appui, que les inégalités structurelles, caractéristiques de nombreux pays africains, s’inscrivent dans la continuité de l’histoire coloniale dont la Françafrique constitue un avatar. Si, dans l’histoire, l’on n’a jamais vu une minorité dominante renoncer à ses privilèges, alors c’est l’ensemble du modèle institutionnel, fondé sur la prédation et la prévarication, et dans lequel ont été impliqués les transfuges politiques passés à l’opposition, qu’il convient de renverser pour élaborer un modèle nouveau, censé servir de rampe de lancement au développement économique.
Même un pays comme la Chine, en dépit de son centralisme autoritaire, a dû reconsidérer ses paradigmes économiques, passer par des phases révolutionnaires, certes catastrophiques, avant d’aboutir au système hybride actuel dont on ne saurait dire qu’il signe la fin de l’histoire de ce pays. L’économie sociale de marché, source de la prospérité chinoise, résulte du tournant disruptif pris par Deng Xiaoping : faire reposer l’économie libérale inclusive sur des institutions politiques sous contrôle du parti communiste. C’est ce que David Runciman, dans How Democracy Ends (2018), désigne « l’autoritarisme pragmatique ». Les enquêtes internationales montrent que l’écrasante majorité des Chinois s’en accommodent parce qu’il produit des résultats économiques. Une telle voie n’a guère été empruntée au Gabon. Après 50 ans de pouvoir despotique et népotiste, le Gabon fait du sur-place, s’enlise car les régimes successifs des Bongo ne disposent d’aucune boussole à même de réaliser la transition vers un modèle économique inclusif ainsi que nous venons de le définir.
La performance du système de formation et l’économie numérique
Dans son canevas composé de « 4 préalables » indispensables à la croissance économique et à la lutte contre chômage, il semble étonnant que Mays Mouissi passe outre deux secteurs cruciaux : la formation et l’économie numérique. Il est incontestable que le système de formation doit à la fois répondre aux besoins économiques et se situer en cohérence avec l’évolution du monde. En ce sens, le système éducatif gabonais aura besoin d’une restructuration intégrale afin de le rendre performant. L’une des transformations reviendra à privilégier les métiers technologiques – le gouvernement semble l’avoir quelque peu compris avec la création d’un centre multisectoriel dans une banlieue de Libreville. Mais il faudrait être plus ambitieux, prendre exemple sur le Rwanda où Paul Kagamé, suivant le « pragmatisme autoritaire » chinois, a mis en place un système éducatif robuste, cohérent et performant. Pour cela, il suffit de visiter le site Internet de l’Université du Rwanda. Au sortir du génocide de 1994, on prédisait à ce pays l’avenir d’un « failed state ». Ce dernier a plutôt a connu un miracle que Dr Nasser Afify ( Rwanda’s Economic Miracle , 2019) attribue à une sorte de « révolution culturelle » fondée sur un « esprit combattif », l’émergence d’une « éthique de la confiance en soi » car, reconnaîtra Paul Kagamé, le pays était tombé si bas qu’il ne pouvait que remonter.
C’est un truisme de rappeler que l’économie mondiale de même que l’efficacité des institutions politiques reposent désormais sur la maîtrise des outils numériques. Devenues vitales aux échanges économiques, ils ont été à l’origine d’une véritable révolution sociétale faisant de l’Internet un continent à part entière. L’Internet a abattu les frontières, fluidifié les communications entre peuples et Etats. Il doit faire l’objet d’investissements massifs pour soutenir l’économie numérique génératrice d’emplois grâce, en partie, à l’imagination, à l’ingéniosité et à la créativité de la jeunesse africaine. En la matière, l’Afrique du Sud, le Rwanda ou le Nigéria sont de bons exemples d’un usage créatif des nouvelles technologies.
Dans sa brève architecture, Mays Mouissi propose également l’installation dans les régions de plaines du sud et des plateaux du sud-est des « centrales solaires photovoltaïques. Une cible de 3 000 MW de puissance électrique installée dans le pays en 2030 en conjuguant investissements publics et privés dans ce secteur, me paraît suffisante pour porter l’ambition industrielle du pays et le niveau de création d’emplois souhaité. » L’on applaudit tout en notant que l’efficacité d’un tel projet nécessite des structures de formation dans la maîtrise de l’énergie solaire. A cela, il convient d’ajouter l’économie de la forêt qui comporte deux volets essentiels : l’exploitation et la préservation. Cette dernière fait appel à des compétences issues des technologies nouvelles que les générations futures devraient acquérir. Il en sera ainsi de la gestion des écosystèmes forestiers et marins, dont le contrôle pourra se faire par des systèmes satellitaires de type GPS pilotés à partir des centres spécialisés et qui viendront en soutien aux modes de surveillance et de collecte conventionnelle de l’information.
La culture et les processus menant à la prospérité ou à la pauvreté sont inextricablement liés. Les sociétés dotées d’institutions à dominante extractive sont minées par la corruption systémique, laquelle entrave la dynamique inclusive nécessaire à l’essor de développement collectif. Le Gabon en est un exemple flagrant où la corruption commence au sommet de l’Etat par la violation de la Loi fondamentale, la fraude électorale et s’achève par une totale érosion de la confiance de la population envers les institutions, parce que celles-ci opèrent pratiquement hors de tout mécanisme de contrôle ou du principe moral de redevabilité.
Il en résulte au sein des couches populaires un état d’esprit nihiliste, la croyance en rien si ce n’est dans les valeurs confinant à la fuite vers des paradis artificiels – l’alcoolisme et le prosélytisme religieux étant de bons exemples – qui annihilent les talents, les ambitions, deviennent de puissants aspirateurs de l’énergie créatrice du peuple gabonais. Cette culture, née des institutions politique et économiques extractives, fut conçue comme instrument de domination absolue. Il s’agit d’une chape de plomb, qu’il convient de briser si l’on veut ouvrir de véritables pistes menant au développement du pays.
Marc Mvé Bekale, Universitaire/essayiste
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