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« Crimes rituels » au Gabon : sortir de la pensée magique pour entrer dans la modernité

« Crimes rituels » au Gabon : sortir de la pensée magique pour entrer dans la modernité
« Crimes rituels » au Gabon : sortir de la pensée magique pour entrer dans la modernité © 2025 D.R./Info241

Après la mort d’un enfant à Libreville, ce 17 décembre, l’universitaire et essayiste gabonais Marc Mvé Bekalé signe pour Info241 une tribune au ton tranchant sur les « crimes rituels » et, plus largement, sur la persistance d’une lecture « magique » du réel au Gabon. Dans ce texte, l’auteur invite à distinguer croyance et connaissance, interroge les ressorts politiques et sociaux de la violence dite « rituelle » et met en garde contre une mythologie du pouvoir qui, selon lui, traverse aussi l’ère Oligui Nguema. Il plaide enfin pour un encadrement clair des statuts de « guérisseur traditionnel » et de « pasteur », au nom d’un impératif : protéger la vie sans renier le patrimoine culturel.

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Le 17 décembre à Libreville, un enfant est mort. Assassiné. Comme de nombreux innocents avant lui. Et, hélas, d’autres encore le lendemain. La qualification retenue est désormais devenue banale dans l’espace public gabonais : crime rituel. Cette expression masque pourtant une réalité plus brutale : une vie humaine a été intentionnellement supprimée par des individus convaincus de leur capacité à mobiliser les forces occultes pour manipuler le réel, produire du pouvoir, de la richesse ou de la protection sur un continent que des masses de jeunes fuient comme de la peste.

Si la logique du « crime de sang » se veut parfaitement cohérente comme s’en est vanté un pseudo-guérisseur sur une chaîne de télévision gabonaise https://www.youtube.com/watch?v=ZCCzRfowqq8 ], il devient alors impératif d’interroger ses dynamiques sous-jacentes. L’entreprise apparaît d’autant plus cruciale si l’on veut aider le Gabon, sans renier son patrimoine culturel et spirituel, à entrer dans la modernité. Elle commence par une question légitime : après la secousse émotionnelle provoquée par le renversement d’Ali Bongo, quels changements se sont véritablement opérés dans l’espace mental, l’imaginaire collectif et les représentations politiques du peuple gabonais, susceptibles de le conduire, d’ici une ou deux décennies, à une nouvelle vision épistémique du réel ?

Démystification du réel

 « Le réel », affirmait le philosophe allemand Hegel « est rationnel tout comme le rationnel est réel ». Même si le réel ne saurait être saisissable dans sa totalité, le projet rationaliste revient d’abord à le rendre intelligible, à ferrailler avec sa complexité, dont le fonctionnement se révèle parfois contre-intuitif comme le montrent certaines découvertes en physique quantique. Mais l’effort de décryptage de cette complexité repose toujours sur des protocoles rigoureux permettant de distinguer la croyance de la vérité établie.

À l’inverse, la perception dominante du monde en Afrique repose souvent sur des intuitions et des manœuvres invérifiables (parfois de type quasi-quantique comme le fait de donner la mort par des coups de fusils métaphysiques), érigées en certitudes absolues. Fondamentalement pensé comme magique, le réel africain est gouverné par des forces invisibles dont l’existence ne repose ni sur la preuve ni sur la possibilité de vérification. La croyance se suffit à elle-même. Elle se légitime par sa seule puissance symbolique.

Ce phénomène n’est pas propre aux sociétés africaines. Le Christ n’est-il pas le Verbe fait chair ? Mais autant le prêtre européen s’est fait savant érudit ou médecin, autant en Afrique persiste une tradition qui confond le phénomène culturel de la croyance, anthropologiquement structurant, et la connaissance fondée sur des méthodologies stables. C’est dans cette confusion, dépassée sous d’autres cieux, que prospèrent les violences dites rituelles.

Pouvoir politique, Argent-roi et sorcellerie

Omar Bongo devait-il son pouvoir aux forces mystiques du Ndjobi ou à son appartenance à de puissantes loges maçonniques ? La question, souvent posée, relève davantage du fantasme que de l’analyse politique. L’examen des faits disponibles révèle pourtant une réalité beaucoup plus prosaïque : le pouvoir d’Omar Bongo reposait sur l’hyperpuissance de l’argent, par lequel il a transformé le Gabon en ce que Joseph Tonda, dans Afrodystopie (2021), nomme un « Far West tropical », dominé par l’ Empire de l’argent (cf. l’ouvrage d’André Gouron), « empire qui fait de tous les humains des sujets d’une chose, l’argent, dont le règne est inséparable de celui de la Marchandise, dont l’acquisition est rendue possible par la position de force que donne la puissance de l’État » en Afrique centrale.

C’est donc au cœur de l’État postcolonial que se situe le premier paradigme de la violence sorcellaire. Le pillage des corps est indissociable du pillage économique et de l’accaparement de la machine étatique qui permet de tout acheter : les voix électorales, les fétiches, les soutiens internationaux, le silence diplomatique, les loyautés internes. Comme Rockefeller aux États-Unis, Omar Bongo détenait un pouvoir financier capable de soumettre le politique, au Gabon comme en France, à sa volonté. Les dirigeants actuels sont les héritiers de cette culture. Ils en sont habités. Il suffit d’observer l’ensemble des nouvelles institutions politiques gabonaises, toutes marquées par l’esprit de capture et la logique du « winner takes all », autre illustration de « l’Empire de la chose-Argent » (Tonda).

La persistance de la mentalité sorcellaire sous Oligui Nguema

La mentalité sorcellaire n’a pas disparu avec le changement de régime. Sous le règne de Brice Clotaire Oligui Nguema, elle persiste lorsque ses partisans abandonnent l’analyse historique et politique rationnelle pour hisser leur champion au rang de messie ou de figure biblique, tantôt Moïse libérant le peuple gabonais de l’esclavage bongoïste, tantôt Josué conduisant le peuple vers la terre promise. Avec ces allégories, Oligui Nguema s’est panthéonisé, perpétuant la mythologie d’un pouvoir légitimé, non seulement par le rapport de force démocratique, mais par l’onction des puissances situées au-delà du réel. Emergence du pouvoir de droit divin prélude à l’absolutisme.

Cette dérive se manifeste déjà dans certaines décisions, vitales pour le devenir du pays, mais prises sans expertise solide ni vision stratégique cohérente : comment comprendre, par exemple, que dans un pays aussi structurellement dysfonctionnel que le Gabon (où l’accès à l’eau et à l’électricité demeure aléatoire, où le système éducatif est instable et fragilisé), le président ait choisi de mettre fin à l’envoi de jeunes Gabonais en Europe et aux Etats-Unis vers des formations de pointe à haute valeur ajoutée telles que l’intelligence artificielle générative ou la finance verte ? À la place, il est proposé de les orienter vers des pays du Sahel, eux-mêmes confrontés à une instabilité chronique, notamment liée au terrorisme religieux.

Un tel choix, difficilement justifiable, illustre une gouvernance myope, incapable d’une lecture lucide des enjeux majeurs d’une humanité en transition vers ce que Thomas L. Friedman, journaliste au New York Times , citant Craig Mundie https://www.nytimes.com/2025/11/10/opinion/era-technology-poly-epoch.html?searchResultPosition=3 ], ancien directeur de recherche chez Microsoft, nomme le « Polycène » : la période historique actuelle, marquée par l’émergence de dynamiques complexes, multifactorielles (« poly ») et profondément interconnectées dans tous les domaines de la vie humaine - géopolitique, technologique, cognitif, climatique, économique et sociétal. Le « Polycène » est l’âge de la complexité radicale et de l’interdépendance dans lequel l’humanité devra apprendre à gouverner un monde façonné par la coexistence de multiples intelligences, crises et centres de pouvoir. Ce n’est manifestement ni au Burkina Faso ni au Sénégal que les étudiants gabonais pourront être formés aux savoirs stratégiques nécessaires (dont Oligui a eu si grand besoin pendant la période de la transition) pour comprendre et maîtriser ce nouveau monde des intelligences complexes.

Que faire ?

Face au dernier infanticide ayant bouleversé le pays, le gouvernement a lancé des missions de sensibilisation de la population. Manœuvre dilatoire ou cynisme assumé dans la plus pure tradition du règne d’Ali Bongo où l’on s’attaquait, à travers une mise scène spectaculaire devant les écrans de télévision, aux derniers maillons des réseaux criminels. Le fait est que le petit peuple, pour parler comme à la Haye, sait que le gouvernement sait que le peuple sait qui se cache derrière les forces du mal à l’œuvre au Gabon.

Dans cet espace de duplicité généralisée, des individus s’autoproclament « guérisseurs traditionnels », paradent sur les plateaux de télévision, envahissent les réseaux sociaux et vont jusqu’à sacraliser la violence rituelle au nom de prétendues « lois spirituelles qui ouvrent des portes... et si les gens souffrent, c’est leur problème ») https://www.youtube.com/watch?v=ZCCzRfowqq8 ]. 

Nous sommes ici face à un cas emblématique de folklorisation criminelle de la pseudo-tradition, devenue un réceptacle de dérives et une source de désordre social et psychologique. Sous couvert d’authenticité culturelle, le crime se donne des airs de rite, et l’impunité se travestit en héritage ancestral. La loi doit définir clairement, si ce n’est déjà fait, le statut de guérisseur traditionnel (et aussi celui du « pasteur »), en circonscrire les attributs, établir des critères de compétence : quelles plantes pour quelles pathologies ? Quels résultats observables ? Quels protocoles ?

De même qu’un médecin atteste de ses compétences par des diplômes, le guérisseur, étranger ou national, doit pouvoir attester de son savoir via une habilitation délivrée sous contrôle du ministère de la Santé. Il est inadmissible que de pseudo-guérisseurs affirment la validité et la légitimité des sacrifices humains sans prendre conscience que de telles pratiques contreviennent au troisième alinéa de l’article 11 de la Constitution qui dispose que « Toutes formes de tortures, de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sont interdits ».

Préserver le patrimoine culturel en protégeant la vie

Le Gabon est un État laïque qui reconnaît toutes les croyances dans le respect de l’ordre public. Cependant cette reconnaissance ne peut rester vague ni incantatoire. Elle exige des limites claires établissant que aucune croyance ou référence culturelle ne peut justifier l’homicide ou la mutilation. Les savoirs traditionnels ne peuvent être durablement valorisés et préserver leur force symbolique que par une validation minimale permettant de distinguer les connaissances thérapeutiques avérées du charlatanisme criminel. A cet égard, l’Etat doit s’appuyer tant sur l’expertise scientifique que sur les autorités coutumières reconnues au sein de leur communauté afin que la violence soit délégitimée de l’intérieur même des cultures d’où elle prend racine.

Marc Mvé Bekale, Universitaire, essayiste

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