Dans cette tribune, l’universitaire et essayiste Marc Mvé Bekale rend un vibrant hommage à l’écrivain et intellectuel gabonais Laurent Owondo, décédé le 10 juin à Libreville. L’illustre disparu était aussi son ancien professeur d’université. De quoi donc justifier de belles envolées lyriques. Lecture.
La montagne s’est tue. Définitivement. Comme le personnage allégorique de Tat’ dans Au bout du silence, un joyau littéraire paru en 1985. Le 10 juin 2019, le silence s’abattit au-dessus de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris, alors que je parcourais, assis dans un café, les pages d’un journal gabonais en ligne. Epais, lourd de tristesse, il étreignit mon cœur et me renvoya aux bons vieux souvenirs de mon passage au département d’anglais, à la fin des années 1980, où Laurent Owondo enseignait la littérature afro-américaine.
Laurent vient de nous quitter. Nous ne croiserons plus son regard serein, plein de tendresse et un brin espiègle. Nous ne verrons plus la démarche légère et aérienne de cet homme qui a formé et inspiré des générations d’étudiants.
Laurent a tiré sa révérence. Mais le professeur Owondo, spécialiste des humanités afro-diasporiques sera toujours présent dans nos mémoires. Il a trouvé résidence dans le royaume de la permanence auquel donne accès la trace écrite. Dans La condition de l’homme moderne, la philosophe Annah Arendt fait remarquer à juste titre que l’homme accède à l’immortalité par ses œuvres d’art, lesquelles restent définitivement gravées dans domaine public (« the public realm ») et servent de viatique aux nouvelles générations. Il en est ainsi du roman Au bout du silence.
Le chef-d’œuvre sera lu, relu et étudié sans que sa complexité ne s’épuise. L’esprit de Laurent Owondo vivra à travers le patrimoine qu’il nous a légué, lequel va bien au-delà de sa production littéraire. C’est que nous, ses anciens étudiants, sommes les médiateurs et continuateurs d’une tradition intellectuelle qu’il a fait naître.
A côté de Michel Fabre, qui fut son professeur et directeur de thèse à la Sorbonne, décédé en 2007, Laurent occupe une bonne place dans mon panthéon personnel. Le fait est que ses enseignements marquaient à jamais les esprits, s’y installaient pour toujours, s’enrichissaient au fil du parcours et des rencontres. Laurent forgeait les destins. Il a, en effet, influencé le mien le jour où j’ai assisté à son premier cours d’initiation à la littérature afro-américaine. J’avais vingt ans et était davantage porté vers la culture populaire noire. Le R&B, le funk, le disco, etc. Michael Jackson. James Brown. Boney M. Mohamed Ali. Mais la littérature afro-américaine : rien !
Initiation et Formation. Telle fut la mission de Laurent. Méthodique et rigoureux, il nous emmenait dans un long voyage exploratoire de l’histoire des Etats-Unis, ce « monde que les esclaves ont bâti », selon le célèbre titre du livre de l’historien américain Eugene Genovese. En nous le faisant lire, Laurent ne se contentait pas de baliser les chemins de nos connaissances historiques, indispensables pour une meilleure interprétation des textes littéraires inscrits au programme ; il instilla surtout en nous la fierté d’être africain. Il nous fit découvrir la contribution de nos ancêtres, du Sénégal en Angola, à la naissance d’une civilisation nouvelle et robuste sur le continent américain.
Dans la souffrance et la douleur, nous, les Africains, avions solidement gravé notre signature culturelle sur la modernité. Nous fûmes opprimés des siècles durant. Capturés dans les forêts et les villages à la suite des guerres, des raids et des enlèvements ; vendus aux commerçants européens avec la complicité des nôtres, nous nous montrâmes résistants et résilients au dur labeur dans les champs de coton, de tabac, de canne à sucre.
Nos dos se brisèrent tout au long de la construction du chemin de fer qui allait relier l’est et l’ouest américains. Par notre oppression, comme l’écrira Richard Wright dans nous « 12 millions de voix noires », nous fîmes des Etats-Unis le pays hyperpuissant qu’il est aujourd’hui. Outre notre force de travail, nous lui apportâmes notre sensibilité culturelle en inventant les negro spirituals, le blues, le gospel, le jazz, le hip-hop qui devaient former la fibre esthétique de l’humanité moderne et postmoderne. Je ne vous raconterais pas cette épopée aujourd’hui si je n’avais rencontré Laurent Owondo à l’UOB.
L’homme nous faisait traverser le temps. La traite transatlantique. Le « Passage du Milieu » ― l’horrible voyage vers l’Amérique que, dans mon livre Traite négrière et expérience du temps dans la littérature afro-américaine, j’associe à un « saut ontologique ». Nathan Huggins utilise à peu près la même expression dans L’Odyssée noire.
Laurent ouvrit nos consciences au drame humain, moral et existentiel de l’esclavage. Il nous édifia sur son abolition, la période de la Reconstruction qui vit le raffermissement du racisme dans le Sud des Etats-Unis où les Blancs allaient pendre les Nègres sur les pommiers par milliers, instaurer le terrorisme d’état à travers les lois ségrégationnistes et la violence du Ku Klux Klan afin de maintenir la suprématie blanche dont le président Donald Trump représente le dernier avatar.
Malgré le terrorisme blanc, les Noirs, comme toujours, ne fléchirent guère. Ils combattirent en usant des armes politiques, éthiques, spirituelles, philosophiques et esthétiques. Nous le découvrîmes avec les immenses poètes de la Renaissance de Harlem. Langston Hughes, auquel Eyang Aloyse, un autre brillant enseignant de l’UOB décédé en 2014, consacrera une thèse. Jean Toomer. Countee Cullen. Claude McKay dont je bus les vers du poème « America » un après-midi chez Laurent :
Although she feeds me bread of bitterness
And sinks into my throat her tiger’s tooth
Stealing my breath of life, I will confess
I love this cultured hell that tests my youthBien qu’elle [l’Amérique] me nourrisse du pain d’amertume
Et enfonce dans ma gorge sa dent de tigresse
Qui me ravit le souffle de vie, j’avoue
Que j’aime cet enfer civilisé qui éprouve ma jeunesse
De Mckay, Laurent nous fit également étudier un poème au lyrisme guerrier (« If we must die », « Si nous devons mourir ») qui devait forger ma sensibilité d’essayiste engagé. Contre le monstre du racisme, McKay écrivait :
If we must die, let it not be like hogs
Hunted and penned in an inglorious spot,
While round us bark the mad and hungry dogs,
Making their mock at our accursed lot.
If we must die, O let us nobly die,Si nous devons mourir, que ce ne soit pas comme des porcs
Qu’on traque et qu’on parque en un lieu sans gloire,
Tandis que, fous de rage et de faim, les chiens alentour
Aboient et raillent notre sort maudit.
Si nous devons mourir, ah mourons noblement.
Pendant l’année de licence, nous fîmes la connaissance de Richard Wright. Nous étudiâmes sa première collection de nouvelles Les enfants de l’Oncle Tom, puis l’histoire tragique de Bigger Thomas, un jeune noir révolté, symbole, à lui tout seul, de l’oppression blanche, issu d’une famille hyperpauvre, dont la colère allait secouer et « changer la culture américaine pour de bon », selon l’analyse du critique littéraire Irving Howe. Les enfants de l’oncle Tom me laissa un goût amer en raison d’une constante : contrairement à l’appel au combat lancé par Claude McKay (« Si nous devons mourir »), le Noir y est soit une victime lynchée, déchiquetée par des limiers ou un homme toujours en cavale.
Mais Bigger Thomas changea tout cela. Le gamin allait incarner la résistance noire. Enterrant le personnage servile de Oncle Tom, il devait préfigurer la lutte armée des Black Panthers. Bigger choqua les Etats-Unis à travers l’horrible meurtre d’une richissime jeune femme blanche. L’acte était involontaire. Wright le décrit néanmoins avec un luxe de détails sordides afin que l’Amérique tout entière vive le cauchemar psychologique des siècles d’oppression des Noirs.
L’histoire cruelle de Bigger Thomas était un miroir. Beaucoup d’entre nous s’y reconnaissaient. Dans nos villages et nos bidonvilles, nous vivions, nous aussi, la peur, l’humiliation, l’angoisse de la pauvreté. Nous menions une existence de privations, connaissions la honte de porter des haillons tous les jours. Notre identification à Bigger Thomas n’était pas surprenante. Lors d’un séjour à Londres, Wright avait déclaré que Bigger était un personnage universel.
L’année suivante, je rédigeai mon mémoire de maîtrise sous la direction de Laurent Owondo et de Geoffrey Goodman avant de m’envoler pour la France. Ma spécialisation en littérature afro-américaine apparaît alors comme le plus bel hommage que j’aurais pu rendre à Laurent.
Tout au long de ma carrière, j’ai écrit des articles savants et deux ouvrages universitaires sur la culture et la littérature afro-diasporiques. En lui dédicaçant ces ouvrages, je lui fis comprendre qu’il en était le co-auteur. Car sans lui, rien de tout cela ne serait arrivé. La vie est un continuum. Un passage de témoins. Laurent, ton esprit soufflera toujours au-dessus de la montagne.
Marc Mvé Bekale, universitaire et essayiste gabonais
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